CONTRIBUTION
Au Sénégal, les préoccupations propres aux femmes constituent
habituellement au troisième mois de chaque année, un des thèmes centraux de
réflexions ou de luttes, jusqu’à faire de mars peut-on dire le mois des femmes.
Ce n’est certainement pas en raison de la quinzaine de la femme qui s’est close
et à l’occasion de laquelle sont projetées habituellement au travers de
multiples signes, insuffisamment valorisante des femmes et une image édulcorée de leur évolution dans
la société. Quid de la Journée du 8 mars ? Qu’en est-il de la journée du 7
mars? Quelle opportunité
constituent-elles pour les femmes elles-mêmes de dresser l’état de la
condition féminine ou d’ouvrir de nouvelles perspectives à leur lutte ?
1- L’adoption officielle de la
journée internationale des femmes par l’ONU depuis 1977 a certainement
contribué à la notoriété du 8 mars ; mais son impact dans notre pays est aussi
en grande partie, le résultat de la lutte menée par des générations de
patriotes, démocrates et socialistes qui ont vécu à un moment ou un autre le
demi-siècle qui se termine (1968-2018). Les remises en cause patriotiques du
colonialisme puis du néocolonialisme, dans la période ayant précédé cet
intervalle de cinq décennies avaient auparavant ouvert des brèches dans la
politique élitiste d’assimilation. Des générations successives ont œuvré pour
que la culture nationale dans ses différentes facettes soit inscrite au centre
de la vie sociale. Dans cette lancée, Talaatay Ndeer (Mardi 7 Mars 1820) a été
affirmé avec d’autres références notables, comme un jalon dans la démarche
d’appropriation de notre patrimoine historique, linguistique et psychologique.
Depuis lors, des recherches plus soutenues n’ont cessé de situer avec plus de
précision cet évènement dans la trame de l’histoire de notre nation. De telle
sorte que le mois de mars est devenu le réceptacle des deux événements que sont
Talaatay Ndeer et la journée internationale des femmes dont les dates se
succèdent les 7 et 8 mars.
2- Cependant aujourd’hui, cette
coïncidence suscite çà et là, des propositions qui, en toute bonne foi sans
doute, suggèrent de remplacer le 8 mars par le 7 mars en soutenant que cette
dernière date participe d’un événement qui nous appartient en propre alors que
la première elle, nous serait tout simplement étrangère. De pareilles
suggestions qui semblent en apparence aller de soi, ne tiennent pas
suffisamment compte du fait que les femmes déjà soumises en général à diverses
formes d’asservissement domestique, subissent en plus comme travailleuses, à
l’instar de toutes les autres composantes des masses laborieuses, le diktat
d’un système global régi par le déploiement du capital. Cet état de fait donne
la mesure de l’erreur de taille que constituerait la suppression du 8 mars de
l’agenda de notre pays comme il est suggéré peu ou prou. En ce XXIème siècle,
c’est en effet de façon globale que les larges masses féminines continuent de
subir de plein fouet les conséquences désastreuses de l’impérialisme
contemporain. Des milliers et des milliers d’ouvrières et de travailleuses sont
licenciées dans la lancée des crises de surproduction, d’accumulation, de la
finance ou de la dette, exprimant les violents antagonismes inhérents à la
mondialisation capitaliste.
Aujourd’hui la bourgeoisie
mondiale empêtrée dans des contradictions caractéristiques d’une crise de la
civilisation capitaliste et patriarcale, ne parvient toujours pas à juguler la
résistance des peuples, des travailleurs et de la classe ouvrière qui, dans
tous les continents, refusent de se laisser marcher sur les pieds. Le ton était
déjà donné aux XIXème et XXème siècles, durant lesquels elles ont enduré
l’exploitation la plus dure et ont connu des moments tragiques de sanglante
répression particulièrement dans le textile, industrie quasi-exclusivement
féminine où les travailleuses agglutinées dans d’effroyables conditions, ont
mené des luttes grandioses. Le 25 mars 1911,
la mort de 140 ouvrières dont une majorité d'immigrantes dans l’incendie d’un
atelier textile à New York où elles avaient été enfermées malgré elles, tissa
une relation indéfectible entre luttes féminines et
mouvement ouvrier.
Notre pays n’a pas seulement fait
sienne cette convergence à la suite d’une simple saisie en aval d’un fait
extérieur. Il en avait déjà été préparé longtemps en amont. Cela en particulier
près d’un siècle auparavant par cet autre incendie dans lequel périrent les
flamboyantes femmes de Ndeer qui, de leur sanctuaire auréolé dans lequel
elles s’étaient volontairement emmurées, ont transmis leur message
enflammé sur un pied d’égalité. Elles ont
insufflé à la postérité les cendres incandescentes de leur esprit de
résistance. Leur sanctification consacrant par
la même occasion, le
droit inaliénable à l’égalité de genre conquise de haute lutte par les femmes
de notre pays. Si la datation de cette lutte qui s’est déroulée au début
du XIXème est assez précise, la journée du 8 mars quant à elle peut sembler
d’origine diverse selon les faits auxquels elle est rapportée : de la
manifestation de couturières à New-York en 1857 dans le secteur
textile, jusqu'à son officialisation par les Nations unies. Mais une
référence marquante a été la grève des femmes russes du 8 mars 1917 pour
« le pain et la paix », en dénonciation du nombre de morts
extrêmement élevé parmi leurs compatriotes soldats au front et la dégradation
des conditions de vie durant la première guerre mondiale, manifestation
aujourd’hui centenaire et qui fut en Russie le prélude de la révolution
d’octobre 1917.
Quoiqu’il en soit, l’évolution de la lutte de
classes n’a cessé d’ancrer cette journée du 8 mars dans les traditions de lutte
des ouvrières, des larges masses de paysannes et des peuples aussi bien dans
les centres que dans les périphéries du système dominant. Les ouvrières
sénégalaises n’ont pas été en reste à des moments déterminés, que ce soit dans
le secteur de l’alimentaire ou dans les zones de concentration industrielle où
elles ont forgé un véritable féminisme prolétarien au rythme des grandes grèves
syndicales qui ont secoué certaines citadelles industrielles. C’est à l’échelle
planétaire que les femmes vivent une situation de grandes difficultés. Mais cela
est particulièrement marqué dans les zones de conflits où les souffrances des
femmes sont incommensurables sous les bombardements ou pendant les migrations
en Palestine, en Syrie et dans l’ensemble du Proche et Moyen Orient, mais aussi
dans diverses régions de notre continent.
En Afrique en effet, les femmes
se trouvent parmi les principales victimes à subir les affres des guerres et
des périodes de famine comme c’est le cas présentement dans plusieurs zones du
continent. Dans des pays comme l’Inde et l’Afrique du Sud postapartheid, elles
sont l’objet de violences, de viols et de meurtres gratuits. Cela est loin
d’être un état de fait exceptionnel ; ces actes connaissent tout au
contraire une récurrence telle qu’elles font l’objet de grandes mobilisations
inédites de la part des masses, pour que
justice soit faite, poussant les institutions internationales à adopter des
résolutions qui restent cependant bien souvent lettres mortes. Le Sénégal est
donc un maillon dans cette longue chaine de luttes planétaires démocratiques,
patriotiques ou socialistes que devrait relier un fil commun, celui de la
solidarité internationaliste et de la coopération universelle égalitaire.
L’empreinte du 8 mars se sentirait aisément dans ce patrimoine commun dans
lequel seraient légitimement inscrites en exemples ces femmes engagées que sont,
entre autres, Clara Zetkin, Rosa Luxembourg, Alexandra Kollontaï, les
communardes de 1871 comme Louise Michel, l’ouvrière socialiste Nathalie Le Mel
créatrice du restaurant coopératif "La Marmite", Elizabeth Dmitrieff,
toutes fondatrices de l'Union des Femmes de la Commune et d’autres encore, dont
certaines d’entre elles ont joué un rôle de pionnières dans l’immortalisation
de la journée internationale des femmes.
3- Ce serait
évidemment une erreur que de penser l’histoire des courageuses femmes de Ndeer
isolément de cette équation capitaliste. Elle en est partie intégrante et
illustre les tragédies des peuples dans le procès impérialiste de division du
monde. Le Waalo qui a été affecté à la France à ce titre, à la suite d’un
traité de partage entre puissances coloniales, fut pour la France le premier
laboratoire à partir duquel sa domination a pu se déployer dans le reste du
continent. Certes, cet évènement qui s’est déroulé le
Mardi 7 Mars 1820, n’était pas une remise en cause de
ce qui constituait l’enjeu principal de l’époque, à savoir l’appropriation par
le colonialisme français des terres du Waalo et l’alliance avec l’aristocratie
autochtone dans cette perspective, au détriment du colonialisme anglais et de
tous les acteurs locaux bénéficiaires ou tributaires des systèmes existants.
Mais au plus fort de la domination féodale-coloniale, Talaatay Nder a constitué un dépassement de l’état de fait existant en
portant à sa plus haute expression le refus de l’asservissement. Sous la
conduite de Linguère Fatim Yamar Khouryaye MBODJ, ces femmes anonymes ou
non, ne se sont résolues à ce geste ultime en l’absence des hommes et des
dignitaires du royaume, qu’après avoir combattu les envahisseurs les armes à la
main, déguisées en soldats hommes. Il ne s’agit donc guère de ce simple suicide
à quoi certains veulent le réduire. En choisissant, au prix de leur vie, la
dignité en lieu et place de la captivité dégradante, elles
ont offert, au-delà des différences de statuts sociaux, leur martyre aux
générations ultérieures, la taille ceinte du nœud saint de leur mouchoir de
tête, ce geste Ô combien significatif de la résistance féminine et du refus. Le refus de la violation de leur intégrité féminine, l’amour
et la fidélité à la parole donnée, le courage patriotique qu’elles ont
incarnés, ont érigé la geste de Ndeer non seulement à la dignité de référence
symbolique mais aussi à la dimension d’une contribution importante à la volonté
de vie commune de notre nation et au-delà de nos frontières. Les deux décennies
qui ont suivi ont montré la résonance de l’évènement au vu du destin des deux
survivantes de cette tragédie, les deux filles de la Linguère, âgées
respectivement à l’époque de 12 et 10 ans : Jëmbët Mbooj représentera
l’influence sociopolitique de la matrilinéarité et des femmes puisque son
autorité surplombera le pouvoir des Braks et aura une incidence sur celui des
Trarza. Sa sœur cadette Ndaté Yalla, en faisant face à Faidherbe,
symbolisera quant à elle la résistance au colonialisme français qui n’avait pas
été la contradiction majeure du Waalo à l’ère de Talaatay Nder ; son fils
Sidiya Léon Diop maintiendra le flambeau, malgré la politique française
d’assimilation politique et culturelle pour détourner celui-ci de la voie de sa
mère.
4- Cela est à l’image de toute
l’histoire de notre pays qui foisonne de communautés ancestrales primordiales
au sein desquelles les femmes ont eu à jouer un rôle social de premier plan.
Dans les contrées africaines et particulièrement dans les terroirs de notre
pays, la première communauté parentale d’affiliation clanale s’est établie sur
cette base à partir de l’institution du totem de l’ancêtre-mère et de la
phratrie matrilinéaire. Dans le pays historique durant les âges antiques
nubiens et égyptiens, elles ont
personnifié les valeurs de justice et de vérité en incarnant sous des formes
diverses la clé de voûte de la cosmogonie sociale qu’est la « Mâat ».
Et au travers des siècles, le droit maternel, la famille matrilocale et le
matriarcat dont ce principe féminin
intangible a été l’incarnation suprême, se sont prolongés durablement en
Afrique et au Sénégal en particulier. C’est au prix d’une involution empreinte
de violence que la structure sociale s’est transformée en un système patriarcal
dont les aspects les plus négatifs ont été renforcés par le mercantilisme et le
colonialisme imposés à notre pays.
Bien qu’ayant
occupé une place centrale dans la genèse et l’évolution du Sénégal, ces femmes
ont été donc, au final, lésées dans la codification juridique de relations
sociales qui leur sont devenues défavorables. Cela se manifeste dans le droit
traditionnel qui les exclut pratiquement de la gestion de questions aussi
importantes que la propriété, foncière par exemple, dans le même temps que leur
sont imposés les rites de certaines initiations pleines de risques, les
mariages forcés ou précoces, les grossesses non désirées, le travail domestique
exclusif, etc. Cela se manifeste aussi, à plusieurs égards, dans les sociétés
dites modernes et le droit contemporain. Cependant, des formes de résistance
ont pu être développées par elles, qui ont permis d’engranger quelques acquis.
De ce fait, elles ont été marquantes
aussi bien pendant la période mercantiliste-esclavagiste que durant les
périodes coloniale et postcoloniale. Dans la lutte de souveraineté patriotique
pour affirmer la dignité et les identités nationales, les femmes ont été
déterminantes aux différentes étapes considérées. Elles ont participé aux
séquences les plus difficiles et n’ont pas hésité à aller dans les mêlées
en faisant preuve d’un grand courage à l’image d’Aline Sitoe Diatta de
Kabrousse en Casamance, de Jëmbët Mbodj et Ndaté Yalla du Waalo ou de cette
fille de Lat Soukabé qui, déguisée en homme, a surpris et fait fuir l’ennemi,
ou d’autres encore plus anonymes issues des rangs du peuple mais non moins
méritantes ; sans compter la place des femmes dans le mythe de Tenemba et
ses trois filles dans la constitution de la formation sociale du Gaabu, de Siré
Badal et ses quatre filles Maan, Débo, Akène et Jabon. C’est aussi le cas
d’autres régions d’Afrique à l’image de Madagascar où pendant des décennies,
les reines Ravalomana I et III ont tenu tête jusqu’au bout au colonialisme
français, ou encore au Ghana avec la reine Pokou et au Congo avec la reine-mère
Ngokady.
Les femmes du
peuple n’ont pas été seulement décisives dans les luttes de
libération édificatrices du socle de notre nation, elles ont aussi laissé
leur empreinte dans la marche quotidienne des diverses communautés sociales.
Dans une période plus récente, les femmes se sont manifestées sur le terrain
politique et social. Il n’est que de considérer dans notre pays, des icônes de
la résistance nationaliste qu’ont été des femmes patriotes, notamment celle du
PAI originel comme Rose Basse (signataire du manifeste de 1957), Thioumbé Samb
et Mame Khar Ndiaye arrêtées ensemble durant les évènements de St Louis,
Marianne D’Erneville, Aminata Sarr, etc., ou encore des femmes du PRA, sans
oublier celles du RDA historique, de L’UGTAN et de la FEANF. Elles renvoient toutes à des références incontestables quand
viennent à l’esprit ces femmes intrépides qui, dans les années 30, ont tenu
haut le drapeau du refus sans quartier de l’oppression, à l’image de Binetou
Diop et Aïssatou Seck poursuivies jusqu’en Afrique équatoriale puis arrêtées,
pour avoir tenté d’implanter les organisations panafricaines progressistes sur
le territoire national, comme militantes de la ‘’Ligue de lutte pour la liberté des peuples du Sénégal et du Soudan’’initiée
par Thiémokho Garang Kouyaté. Toutes auront été des porte-drapeaux de la cause des femmes au cœur des luttes de
libération. Comment ne pas évoquer ici l’apport déterminant des femmes dans les
deux alternances conquises de haute lutte par le peuple sénégalais en 2000 et
2012, même dévoyées par la suite par des élites dirigeantes prédatrices ?
C’est dire
que les références historiques qui rendent compte d’expériences qui se sont
déroulées dans des contextes géographiques, culturels ou politiques variés,
peuvent sembler condamnées à ne porter que des
enjeux divergents du fait de leurs différences apparemment
irréductibles, comme cela semble être le cas pour les épisodes historiques des
7 et 8 Mars. Ceux-ci doivent en réalité être des moments convergents
d’appropriation du patrimoine historique dont les femmes du peuple sont
porteuses dans la dynamique de l’égalité de genre et de la transformation
sociale. Les logiques historiques dont elles procèdent, loin d’appeler au rejet
de l’un ou de l’autre évènement auquel renvoient ces références, doivent au
contraire dans leur lame de fond, être reliées en mailles de complémentarités
pour que les femmes elles-mêmes puissent dénouer le nœud gordien entravant leur
destin ou leur marche vers la libération et l’émancipation.
Dakar
le 25 Mars 2017
Ousseynou NDIAYE
RESEAU DES CADRES
DE YOONU ASKAN WI- /MOUVEMENT POUR L’AUTONOMIE POPULAIRE
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